Elon Musk, l'entrepreneur clivant qui s'est autoproclamé "absolutiste de la liberté d'expression", a l'intention de racheter Twitter. Il a déclaré que la plateforme de réseaux sociaux - une entité privée - ne protège pas suffisamment la liberté d'expression et a fait savoir qu'il supprimerait certaines restrictions concernant ce que les utilisateurs sont autorisés à dire ou non.
Son offre de rachat a provoqué une onde de choc sur les réseaux sociaux et un déluge d'articles et de textes d'opinion sur l'avenir de Twitter. Mais, étonnamment, on a peu parlé d'une idée qui motive son action : l' "absolutisme de la liberté d'expression". De quoi s'agit-il ? Et Musk peut-il vraiment se qualifier d'absolutiste de la liberté d'expression ?
Qu'est-ce que l'absolutisme de la liberté d'expression ?
L'absolutisme de la liberté d'expression trouve ses origines dans des théories philosophiques qui remontent au 17e siècle. Mais c'est au 20ème siècle que ce concept a été abordé pour la première fois en tant que principe : il a été défini par le philosophe et défenseur de la liberté d'expression Alexander Meiklejohn, Selon lui, pour qu'une nation soit considérée comme autonome, le peuple doit pouvoir s'exprimer librement sur des questions concernant l'autogouvernance, sans que les gouvernements ou l'État n'imposent de limites aux discours.
Ses écrits se concentrent sur les États-Unis, et une grande partie de ses réflexions sont présentées dans le contexte du droit constitutionnel américain. En fait, l'idée même d'"absolutisme" - selon laquelle il existe certains principes absolus en matière politique, philosophique, éthique ou religieuse - est une idée américaine. En théorie, un absolutiste de la liberté d'expression serait extrêmement hésitant à l’idée de tracer une ligne entre la liberté d'expression et le discours de haine dans la plupart des contextes (ou refuserait même cette idée), et dans tous les contextes où le discours pourrait éventuellement être considéré comme un discours politique. Sans exception, tous les pays d'Europe occidentale s’opposent à la position absolutiste américaine lorsqu'il s'agit de discours de haine.
Les absolutistes de la liberté d'expression estiment donc que pour qu'une nation soit considérée comme autonome, le peuple doit pouvoir s'exprimer librement sur les questions liées à l'autogouvernance sans que les gouvernements ou l'État n'imposent de limites à l'expression.
Cet engagement en faveur de l'autonomie, selon Meiklejohn, justifie et constitue la base du droit constitutionnel à la liberté d'expression sans entrave, garanti par la Constitution des États-Unis, et justifie sa nature absolue : cela signifie que cette liberté ne doit pas être affaiblie ou diluée pour se plier à d'autres valeurs sociales.
Cependant, sa compréhension ne s'étend pas aux discours privés sur des questions qui ne sont pas d'intérêt public. Ainsi, tandis que votre droit de publier vos opinions sur une question sociale est protégé, même si d'autres peuvent s'en offusquer, Meiklejohn estime que vous ne pouvez pas vous appuyer sur la protection de la liberté d'expression pour crier des injures désinvoltes à quelqu'un dans la rue.
En substance, l'absolutisme de la liberté d'expression repose sur la croyance que nous avons tous un droit inaliénable à la liberté d'expression politique, et que l'État ne peut pas introduire de lois qui restreignent ce droit ou ses droits associés, y compris la liberté de religion, de parole, de presse et d'association.
Qui est considéré comme un absolutiste de la liberté d'expression ?
La majorité des personnes considèrent que la liberté d'expression est importante. Sur le plan politique, elle nous permet de contribuer utilement aux décisions concernant la manière dont nous sommes gouvernés. Elle nous permet aussi d'être informés de ce qui se passe dans la société. Sur le plan personnel, la liberté de s'exprimer comme bon nous semble, de la façon dont nous nous habillons aux livres que nous lisons, est intrinsèque à notre personnalité et à notre bonheur.
Mais cela ne fait pas nécessairement de nous des absolutistes de la liberté d'expression.
Bien que nous jouissions de ces libertés, la plupart d'entre nous comprennent que tout discours doit être protégé, même s'il est motivé par des considérations politiques. Si, par exemple, quelqu'un prononçait un discours public en faveur d'un certain politicien ou d'une certaine idée politique et terminait en appelant les gens à commettre des actes de violence contre quiconque s'oppose à ce politicien, cela ne relèverait pas de la liberté d'expression, mais plutôt d'un discours de haine, qui n'est pas protégé par la loi.
[Donate title="Aidez-nous à toucher plus de personnes avec des articles qui expliquent les droits humains.]
Les absolutistes de la liberté d'expression estiment que toute restriction du discours politique est dangereuse. Ils estiment que limiter la liberté d'expression de quelque manière que ce soit, y compris en limitant les insultes ou les fausses informations, revient à désigner des gardiens qui décident de ce qui peut et ne peut pas être exprimé en public. Ce processus comporte de nombreux risques : il est propice aux abus, il n'y a pas de consensus clair sur les personnes qualifiées pour le déterminer, sans parler du fait que la dernière chose qu'une société libre devrait souhaiter, c'est que des plateformes comme Twitter et Facebook deviennent des arbitres de la liberté d'expression.
Le cœur de la conviction d'un absolutiste de la liberté d'expression est l'idée que seul un libre échange de points de vue permet d'atteindre la "vérité". C'est ce que l'on appelle le "marché des idées", une idée qui trouve son origine dans l'œuvre de John Milton au 17e siècle et, plus concrètement, dans les écrits du philosophe John Stuart Mill au 19e siècle. Le marché des idées soutient que la vérité émerge de la concurrence des idées dans un discours public libre. Et c'est probablement l'idée que Musk a en tête, puisqu'il a même déclaré que Twitter devrait être une "place publique numérique où les questions vitales pour l'avenir de l'humanité sont débattues".
Cependant, même au sein du club des absolutistes de la liberté d'expression, il existe des désaccords sur la portée de la théorie. Par exemple, tous les absolutistes ne partagent pas l'avis de Meiklejohn selon lequel seul le discours politique relève de la liberté d'expression. Il est fort possible que Musk en fasse partie. Après tout, il a utilisé son propre compte Twitter pour accuser sans fondement un plongeur britannique d'être un pédophile et a déclaré que, si la vente se concrétisait, il restaurerait les comptes des personnes - y compris Donald Trump - qui ont diffusé de la désinformation sur le COVID-19 et encouragé les violences suite à l'élection américaine de 2020.
Les absolutistes de la liberté d'expression dans le monde : hier et aujourd'hui
Les juges Hugo Black et William Douglas, deux juristes américains réputés qui ont siégé à la Cour suprême, étaient des absolutistes de la liberté d'expression qui défendaient une interprétation littérale du premier amendement. Selon eux, tout type de discours doit être libre, à quelques exceptions près. Par exemple, certaines conduites expressives (comportement destiné à transmettre un message) n'étaient pas protégées, comme le fait de crier faussement "au feu" dans un cinéma, et devaient être considérées (et contrôlées) comme des actions plutôt que des paroles. Douglas, qui craignait que toute restriction de la liberté d'expression ne risque d'entraîner un glissement progressif vers une conformité imposée par l'État, estimait que tout discours politique était protégé.
Aujourd'hui, cependant, nombreux sont ceux - y compris probablement Musk lui-même - qui pensent que l'absolutisme de la liberté d'expression s'étend bien au-delà du discours politique. Cela semble avoir beaucoup à voir avec les changements culturels, en particulier aux États-Unis. L'absolutisme de la liberté d'expression a gagné en popularité ces dernières années en réaction à ce que l'on appelle la « cancel culture » (culture de l'effacement ou culture de l'annulation) : les décisions prises par des entités privées, telles que des universités ou des maisons d'édition, de ne pas inviter certains orateurs ou de refuser de publier les livres de certaines personnes ayant par le passé tenu des propos incendiaires.
Bien sûr, nombre de ces cas ne relèvent pas de la liberté d'expression - les entités privées ne sont pas tenues d'offrir une tribune égale à tout le monde aux États-Unis. Mais de très nombreuses personnes ont déclaré que ces cas constituaient des violations de la liberté d'expression. La suppression du compte Twitter de Donald Trump en est un bon exemple. En supposant que Twitter ait suivi les règles et les procédures, il avait parfaitement le droit d'interdire le compte de D. Trump. Et pourtant, toutes les réactions de la droite politique semblent indiquer qu'il s'agit d'une violation de la liberté d'expression.
Avantages et inconvénients de l'absolutisme de la liberté d'expression
Une qualité attrayante de l'absolutisme de la liberté d'expression est qu'il nous permet d'éluder certaines questions très complexes qui nécessitent des réponses sur lesquelles il est presque impossible de s'accorder. Si tout discours n'est pas libre, qui peut décider de ce qui est protégé et de ce qui ne l'est pas, et comment empêcher ces gardiens d'abuser de leur pouvoir ?
Il est difficile de répondre à ces questions sans porter de jugement de valeur sur ce qui est "bon" ou "mauvais", "juste" ou "faux", ce qui pourrait conduire à la censure. Cependant, l'absolutisme de la liberté d'expression ne garantit pas à chacun.e que sa voix soit entendue. Des problèmes tels que l'inégalité d'accès aux plateformes et le fait que les modèles économiques soient axés sur les revenus des plates-formes des réseaux sociaux signifient que certaines personnes auront toujours des difficultés à se faire entendre, et que certaines voix seront toujours plus amplifiées que d'autres.
L'avenir de l'absolutisme de la liberté d'expression : où nous mènera-t-il ?
Elon Musk a endossé le rôle de l'absolutiste de la liberté d'expression du XXIe siècle. À l'instar de ses prédécesseurs, le PDG de Tesla a décrit la liberté d'expression comme "le fondement d'une démocratie fonctionnelle" (en cela, il a raison). Mais il n'est pas du tout certain qu'il utilisera Twitter, qu'il prévoit de privatiser, à des fins purement intentionnelles.
Malgré ses nobles déclarations, Musk a l'habitude de faire taire ses détracteurs. Pour ne citer qu'un exemple, un ancien employé de Tesla a été licencié pour avoir soulevé des problèmes de sécurité concernant une fonction de pilotage automatique de Tesla sur sa chaîne YouTube. Cela révèle bien l'incongruité de Musk sur cette question. D'un point de vue juridique, cette action n'avait rien à voir avec la loi sur la liberté d'expression. Et pourtant, les propos de l'ancien employé sont exactement le type de "liberté d'expression" pour laquelle Musk prétend partir en croisade.
Même si nous devions poursuivre une quête d'absolutisme de la liberté d'expression, il y aurait toujours des gardiens pour contrôler le contenu que nous consommons. Qu'il s'agisse des milliardaires qui achètent des médias et des plateformes de médias sociaux, ou des rédacteurs en chef de magazines qui décident des articles à publier, la plupart de ce que nous lisons est décidé par quelqu'un d'autre. Une approche plus réaliste permet à ces conversations de se dérouler au grand jour.
La Directive de l’UE sur les services numériques, qui sera bientôt approuvée par le Parlement européen, en est un exemple. Trouver le juste milieu entre la réglementation et la liberté d'expression sans tomber dans la censure est une tâche complexe qui requiert que de nombreuses voix soient entendues. C'est pourquoi Liberties mène activement campagne pour s'assurer que le texte final protège efficacement la liberté d'expression et que les plateformes, telles que Twitter, respectent les règles et élaborent un mécanisme de plainte et de recours transparent et effectif en cas de suppression/retrait injuste de contenus.
Et quels que soient ses plans pour Twitter, en Europe, même Musk est juridiquement contraint par la Directive sur les services numériques.