Drugreporter: La Catalogne est une région connue pour ses politiques progressives en matière d'usage du cannabis. Pouvez nous expliquer comment cette politique a été mise en place et nous décrire la situation actuelle?
Òscar Parés : Je pense que la Catalogne devrait être mieux connue en raison de ses activistes engages et le rôle de la société civile. Quelqu'un m'a dit que les progrès de la société s'acquièrent dans la rue et non dans les parlements, et la situation dans cette région en est un très bon exemple.
Le modèle des Cannabis Social Club (CSC) et des associations de consommateurs de cannabis constitue une expérimentation lancée en Espagne il y a de cela 30 ans, à une époque où les anti-prohibition et les activistes pro-cannabis ont essayé d'éviter les risques élevés associés à sa consommation (du point de vue de la loi) et commencé à explorer les moyens de cultiver leurs propres plans hors du circuit du marché clandestin. Le droit espagnol est très particulier et la consommation de drogues n'a jamais été criminalisée, ce qui rend la possession pour usage personnel dans des espaces privées parfaitement légale. De plus, la Cour suprême a jugé que la consommation partagée ne constituait pas un crime si aucun profit n'était réalisé. Mais ce qui est problématique, c'est de savoir comment les drogues arrivent dans les espaces privés? C'est le chemin que certaines âmes courageuses ont pavé pour les nouvelles générations. Et il ne s'agit pas d'une histoire romancisée : nombre d'entre eux ont été persécutés et criminalisés en cours de chemin.
D'un autre côté, le Service de santé catalan a été l'un des premiers du pays à travailler en suivant un modèle de Réduction des risques au début des années 1990, qui a permis de réduire drastiquement les problèmes liés à la consommation d'héroïne et également d'équilibrer la stigmatisation des consommateurs de drogues. Dans le même temps, il est aussi vrai que ce choix est arrivé tard (entre 1983 et 1990, entre 20000 et 25000 personnes sont décédées d'overdose et 100000 ont contracté le VIH à travers la consommation de drogues injectables).
Ces deux facteurs se sont rejoints en 2012, lorsque l'affaire Rasquera est devenue célèbre et que les responsables politiques ne pouvaient plus éviter le débat sur la réglementation du cannabis. À cette époque, près de 450 Cannabis Social Clubs existaient en Catalogne, certains comptant un millier de membres. La loi approuvée fin juin constitue la cristallisation (au Parlement catalan) de ces 30 années de bataille contre une politique relative au cannabis inefficace et injuste.
Le Parlement de Catalogne a donc récemment décidé de réglementer juridiquement le marché du cannabis? Comment avez-vous réussi à obtenir cette réglementation? Résulte-t-elle du plaidoyer de la société civile ou bien s'agit-il d'une initiative des partis politiques?
Suite à l'affaire Rasquera, une discussion est née au sein de la classe politique catalane, avant de se terminer deux ans plus tard avec l'adoption d'une résolution, basée sur des critères de santé publique, considérant que les CSC représentaient un instrument de réduction des risques associés au marché clandestin. Mais cette résolution avait été suspendue par le Tribunal constitutionnel d'Espagne car le gouvernement avait indiqué qu'elle empiétait sur des compétences nationales.
Au niveau municipal, en 2016, le Conseil de la ville de Barcelone a adopté une réglementation locale de l'activité des CSC autorisant ces derniers (environ 200) à rester ouverts. Un an plus tard, le précédent parti politique au pouvoir dans la ville a organisé des descentes de police dans la plupart de ces Social Clubs et fermé près de 40 d'entre eux. Actuellement, près de 25 villes de la région ont approuvé leur propre réglementation. Ces dernières ne se concentrent pas forcément sur la culture ou le transport du cannabis, mais sont davantage liées au contrôle des capacités, des conditions sanitaires et hygiéniques (etc.) de ces lieux.
Ainsi, à la fin de l'année 2015, une initiative législative citoyenne proposant la réglementation des activités des CSC, amenée par la société civile, a recueilli plus de 65000 signatures de citoyen.es catalan.es. Le texte en question a finalement été adopté en juin dernier par le parlement catalan. Il est important de noter qu'il a été approuvé par 118 députés sur un total de 127. Cela est très étrange (et remarquable) compte tenu du climat politique actuel en Catalogne.
Le modèle proposé par le Parlement catalan est quelque peu différent du modèle néerlandais des Coffee shops, mais aussi de la légalisation commerciale américaine. Pouvez nous expliquer en quoi cette nouvelle loi catalane permettrait de réguler le marché?
Il s'agit de la première loi en Europe qui réglemente non seulement le régime légal ainsi que le mode de fonctionnement des CSC, mais aussi la culture collective du cannabis et son transport, et qui comprend également des mesures de réduction des risques associés à la drogue (des dispositions spécifiques autour de l'emballage du cannabis, du stockage hygiénique, et des tests conduits sur le produit). Un CSC peut produire jusqu'à 150 kilos de boutons séchés par année, et il existe une loi permettant d'éviter le tourisme lié au cannabis (il faut attendre 15 jours avant de pouvoir remplir son formulaire d'adhésion et de devenir membre d'un CSC. Les CSC ne peuvent d'ailleurs diffuser aucun type de publicité.
La mauvaise nouvelle, c'est que, d'une part, les lois qui réglementent le trafic de drogues et la sécurité publique se décident sont de portée nationale et la réglementation catalane ne peut pas les modifier. D'autre part, le parti politique qui domine le gouvernement central d'Espagne, le PP (Partido popular), est totalement opposé au cannabis et pas franchement intéressé par une discussion mature sur sa réglementation. On peut donc s'attendre à ce qu'ils fassent appel au Tribunal Constitutionnel, à travers lequel la loi serait automatiquement suspendue. C'est exactement ce qu'il s'est produit dans le passé avec les tentatives de réglementer les activités des CSC promues par les régions autonomes nordistes de Navarre et du Pays basque.
Mais, s'il m'est permis de parler d'un problème que certains ne souhaitent pas aborder, la moitié de la population catalane est favorable à la sortie de la Catalogne de l'Espagne en octobre prochain et nous ne savons pas vraiment ce que fera l'autre moitié. Le temps nous le dira. Même si la loi relative au cannabis n'est jamais vraiment appliquée, une fois qu'un parlement vote en faveur (et avec une majorité écrasante) d'une telle loi, la perception du public vis-à-vis de la réglementation du cannabis évolue d'une façon qui est difficile à défaire à travers des récits médiatiques apeurants relatifs aux drogues. Peut-être sommes nous en train de penser à l'élaboration d'une proposition de politique nationale relative aux drogues. Le temps nous le dira. Nous espérons également que la réforme des politiques relatives aux drogues ne s'arrêtera pas avec le cannabis, ce que craigne principalement les acteurs clefs du mouvement de la réforme : à ICEERS, nous travaillons afin que les politiques vis-à-vis des drogues évoluent, loin des approches répressives d'application de la loi, et au-delà du seul cannabis.
D'aucun craignait que la Catalogne devienne un paradis pour les touristes qui souhaitent consommer des drogues. Comment la réforme traite-t-elle cette possible dérive?
Comme expliqué précédemment, il existe un délai d'attente de 15 jours à partir du moment où vous souhaitez devenir membre d'un CSC, avant d'être autoriser à accéder à ce lieu, ce qui paraît être une bonne mesure en vue d'éviter les problèmes de tourisme lié aux drogues tels que ceux auxquels les Pays-Bas sont confrontés avec leur modèle basé sur les coffee shops. Il est aussi important de rappeler qu'il s'agit d'un modèle d'associations de consommateurs privés où il n'est seulement possible de devenir membre qu'en connaissant un autre membre, qui vous parraine afin que vous puissiez vous inscrire.
Avez-vous des estimations permettant de déterminer quelle somme d'impôts le marché légal du cannabis permettrait de lever? La loi indique-t-elle comment cet argent prélevé devrait être dépensé?
Je n'ai pas beaucoup d'informations à cet égard. La loi, dans ses dispositions définitives, stipule également qu'il est possible de créer une nouvelle taxe pour le cannabis avec pour but de réduire les risques associés à sa consommation. Cet aspect et de nombreux autres contenus dans la loi seront abordés courant 2017. D'un autre côté, un CSC comptant 600 membres nécessite une équipe de 10 à 12 personnes afin d'ouvrir tous les jours. Toutes ces personnes sont donc embauchées par l'association et leurs salaires permettent de contribuer à la sécurité sociale.
Que va-t-il se passer à présent et quelle va être la réponse du gouvernement espagnol?
Espérons qu'ils ne fassent rien, mais comme je l'ai dit, il est fort possible qu'ils fassent appel au Tribunal constitutionnel et retoque la décision du parlement catalan.
Pensez-vous que le modèle des Cannabis Social Clubs peut également s'appliquer dans d'autres pays? Y a-t-il des enseignements que vous pouvez transmettre aux activistes des autres pays?
Le modèle du Cannabis Social Clubs est une idée créée par des activistes espagnols, qui s'est en fait propagée en Europe et en Amérique. En Espagne, il existe déjà plusieurs initiatives (visant à réglementer le marché du cannabis), en débat au Congrès espagnol, mais les majorités ne sont pas claires. Je suis optimiste et pense que la réglementation du cannabis s'effectuera dans les années qui viennent, car, d'une part, comme le montrent les statistiques, plus de la moitié de la société espagnole est favorable à la régularisation des CSC. Et d'autre part, les partisans de la réforme travaillent dur (en plus des 12000 CSC existants en Espagne, près de 15 fédérations de CSC coexistent) et plusieurs acteurs de la réforme, tels que GEPCA, Regulación Responsable, CFAC et RCN-NOK, ne cessent de proposer des modèles de réglementation.
Actuellement, les CSC sont uniquement réglementés en Uruguay et en Catalogne. J'ai eu le privilège de participer à certains débats sur la loi uruguayenne relative au cannabis de 2012, aux côtés du célèbre activiste Martin Barriuso et de l'Institut transnational et j'ai eu la chance de voir comment le texte a été intégré dans le droit du pays, ce qui était fascinant. Chaque pays est doté de ses propres lois, ce dot il faut prendre compte, le modèle doit donc être adapté. Il s'agit d'un mouvement inarrêtable, car la société est en train de reprendre les politiques liées aux drogues des mains d'esprits hystériques. Il est important de souligner que les CSN sont des associations à but non-lucratif de consommateurs particuliers. Cela signifie que le but de ces lieux est de se baser sur la communauté et d'être transparent. Je recommanderais de lire les travaux de Tom Decorte et Vendula Belackova afin de connaître plus en profondeur ce modèle. Comme nous l'avons déjà vu, si nous ne gérons pas bien les CSC, ce sera la porte ouverte aux mauvaises pratiques. Les CSC constituent un excellent modèle permettant d'aller de l'avant et de nous diriger vers une réglementation totale du marché du cannabis.
Interview conduite par Peter Sarosi. Publiées initialement sur Drugreporter.net