La République tchèque a pris la présidence tournante de l'UE à un moment charnière. Les menaces qui pèsent sur les valeurs européennes, la démocratie et l'état de droit continuent de se détériorer dans de nombreux pays de l'UE. Et bien que l'UE ait pris quelques mesures judicieuses en vue de s'attaquer à ces problèmes, comme sa proposition de législation anti-SLAPP (poursuites-bâillons) et la législation sur la liberté des médias (European Media Freedom Act, EMFA), il faut maintenir la pression pour les faire passer à la vitesse supérieure.
La République tchèque a désormais le pouvoir d'y contribuer. En tant que détenteur de la présidence du Conseil, le pays est en mesure de dicter son agenda et d'influencer de manière significative le travail de la Commission et des États membres. Liberties espère que la République tchèque sera suffisamment ambitieuse pour faire évoluer les choses dans plusieurs domaines clés. Plus précisément, voici ce que nous aimerions voir Prague faire pour aider à soutenir la démocratie, l'État de droit et les droits de l'homme en Europe.
État de droit
Le rapport 2022 sur l'état de droit publié par Liberties a révélé que peu de progrès ont été réalisés pour remédier aux multiples menaces qui pèsent sur l'État de droit dans de nombreux États membres. Les systèmes judiciaires, l'état des médias, l'espace civique, la corruption et les violations systémiques des droits de l'homme restent tous des sujets de préoccupation au sein de l'UE.
Alors que l'UE dispose d'une série d’instruments lui permettant d’exercer une pression juridique et politique sur les gouvernements qui menacent l'état de droit et les droits humains, peu de choses ont été faites. L'action du Conseil a été particulièrement décevante. Or, c'est l'organe que la République tchèque dirige à présent - un organe qui pourrait changer la donne en inversant la situation inquiétante que nous observons dans de nombreux pays. Voici comment :
- Faire du dialogue d'évaluation par les pairs un véritable mécanisme transparent de suivi et d'action rapide sur les questions problématiques, en s'appuyant sur une analyse complète et contextualisée des conclusions et recommandations incluses dans les rapports de la Commission sur l'état de droit - comme Liberties l'a déjà demandé ;
- Faire en sorte que le Conseil utilise les pouvoirs que les gouvernements de l'UE se sont donnés pour protéger les citoyens contre les gouvernements qui s'attaquent à leurs droits et libertés démocratiques, y compris le pouvoir d'imposer des sanctions politiques conformément à l'article 7 et de bloquer le versement des fonds de l'UE aux pays qui utilisent de manière abusive les fonds de l'UE pour alimenter des régimes corrompus et antidémocratiques, comme le permet le nouveau règlement sur la conditionnalité lié à l'état de droit ;
- Engager un véritable dialogue ouvert avec les groupes de défense des droits et de la démocratie sur les défis concernant l'état de droit et la manière de les relever.
Les poursuites-bâillons
La présidence tchèque devrait faire de la protection des journalistes et des autres organismes de surveillance une priorité. Les SLAPP (de l’anglais Strategic lawsuits against public participation, poursuites juridiques contre la participation publique ou « poursuites bâillons ») sont des poursuites abusives qui visent à faire taire les discours critiques, à éviter aux autorités de rendre des comptes et à saper les droits fondamentaux.
La Coalition Against SLAPPs in Europe (CASE), formée par Liberties et d'autres organisations de la société civile, s’est félicitée de la récente initiative européenne contre les poursuites-bâillons présentée par la Commission européenne afin d'éradiquer ces poursuites abusives et de protéger correctement les journalistes et les organismes de surveillance.
La République tchèque a maintenant un rôle clé à jouer pour inciter les gouvernements de l'UE à s’accorder rapidement sur l'ensemble le plus solide possible de règles anti-SLAPP et de mesures d'accompagnement au niveau européen et national. La présidence tchèque devrait :
- Placer les SLAPP en tête de l'ordre du jour du Conseil et rechercher une position commune du Conseil sur la proposition de directive anti-SLAPP de la Commission ;
- Orienter les discussions sur la proposition de la Commission de manière à ce que les solutions les plus ambitieuses proposées soient retenues et que toute lacune soit comblée, en s'appuyant sur l’expertise et les conseils fournis par les organisations de défense des droits et de la liberté de la presse ;
Espace civique
Les organisations et les militants de la société civile font fonctionner la démocratie pour chacun·e d'entre nous. Ils veillent à ce que nos gouvernements gouvernent de façon à privilégier le bien-être, les droits et les libertés de toutes. Mais les graves difficultés auxquelles sont confrontées les organisations de la société civile inquiète de plus en plus. Comme le montrent les recherches menées par Liberties, il s'agit notamment de campagnes de diffamation et dénigrement, de réglementations hostiles, de criminalisation, de harcèlement et d'intimidation, de limitations de financement et d'un accès restreint à l'information et aux processus d'élaboration des lois et des politiques. [Donate title={Les journalistes et activistes sont essentiels à l'état de droit. Soutenez notre travail}].
Sans un soutien et une protection adéquats contre les menaces et les attaques visant la société civile, ses efforts ne peuvent être soutenus sur le long terme. L'UE est dans une position clé pour mener des initiatives visant à soutenir, promouvoir et protéger un espace civique dynamique. C'est pourquoi Liberties a appelé à la mise en œuvre une stratégie européenne à part entière pour le développement et la protection de l'espace civique en Europe. Alors qu'un nombre croissant de groupes de la société civile se mobilisent sur cet appel, la présidence tchèque du Conseil doit donner une voix aux préoccupations de la société civile et aider à transformer la prise de conscience en action. Comment ?
Voici nos principales recommandations :
- prendre position et défendre le rôle clé de la société civile dans nos démocraties et dénoncer les attaques visant les organisations et les militants de la société civile dans toute l'UE, tout en donnant l'exemple en améliorant la protection, le soutien et l'engagement de la société civile au niveau national ;
- obtenir le soutien politique des gouvernements des pays membres de l'UE pour une stratégie européenne sur le développement et la protection de l'espace civique, y compris une proposition de la Commission sur les normes réglementaires, par le biais d'un événement public sur le sujet et en facilitant les conclusions du Conseil à cet effet
- engager un dialogue régulier et structuré de la présidence avec les organisations de la société civile (OSC) sur les questions liées à l’état de droit, la démocratie et les droits humains, y compris les défis auxquels la société civile est confrontée et l'exercice des libertés civiques.
Liberté des médias
La liberté et le pluralisme des médias, qui sont les garanties fondamentales permettant d’assurer le bon fonctionnement des démocraties, sont en recul dans toute l'Europe, comme le montre notre rapport annuel sur la liberté des médias 2022. La liberté de la presse implique que les médias puissent rendre compte de l'actualité indépendamment de toute interférence ou influence gouvernementale. La liberté d'accès à diverses sources d'information constitue une condition préalable à la prise de décisions éclairées lors des élections.
De nombreux États membres de l'UE sont confrontés à une forte concentration de la propriété des médias ou à des gouvernements qui exercent des pressions sur les éditeurs. Ces pays deviennent également de moins en moins sûrs pour les journalistes : les intimidations et les agressions physiques augmentent, que ce soit dans la vie réelle ou virtuellement.
Il est clair qu'il reste beaucoup à faire pour protéger la liberté de la presse et garantir le pluralisme en Europe. La Commission finalise actuellement sa proposition de législation européenne pour la liberté des médias (European Media Freedom Act, EMFA), qui pourrait contribuer à rétablir la liberté et le pluralisme des médias en Europe. La loi EMFA combattrait les tendances antidémocratiques telles que les systèmes médiatiques contrôlés par les gouvernements, les subventions et aides publiques partisanes, le harcèlement des journalistes et la concentration des médias.
La présidence tchèque pourrait à présent user de son influence pour faire pression sur les législateurs européens et nationaux afin qu'ils soutiennent la EFMA. Voici nos principales recommandations :
- rendre position et défendre l'importance de systèmes médiatiques équilibrés et indépendants, dans lesquels des autorités indépendantes supervisent le système médiatique et soutiennent un marché médiatique libre et pluriel ;
- obtenir le soutien politique des gouvernements de l'UE pour une législation EFME forte ;
- d'ici la publication de la proposition, prendre l'initiative d'élaborer une loi européenne sur les médias qui mette l'accent sur une distribution équitable et transparente des fonds, soutienne l'indépendance éditoriale, la préserve de toute forme d'interférence publique ou privée et établisse un mécanisme d'application approprié et indépendant.
Intelligence artificielle
Faire avancer la loi sur l'intelligence artificielle devrait être l'une des principales priorités de la présidence tchèque. Il est essentiel de reconnaître le rôle de plus en plus important de l'IA dans la sphère en ligne de nos vies. Les régulateurs doivent intervenir et protéger les Européennes des préjudices qu'ils subissent actuellement du fait de technologies intrusives, discriminatoires ou nuisibles.
L'IA peut contribuer à créer un monde meilleur à bien des égards, de la lutte contre le changement climatique à l'amélioration des soins de santé en passant par la relance des économies. Mais elle peut aussi être utilisée par les gouvernements et les entreprises d'une manière qui nous prive de nos droits à la vie privée, à la liberté d'expression et à un traitement égal et respectueux.
La présidence devrait mettre l'accent sur la nécessité de réglementer l'IA d'une manière respectueuse des droits humains et demander instamment au Conseil de reconnaître cette nécessité au cours du trilogue juridique.
Voici nos principales recommandations :
- La présidence tchèque doit user de son influence auprès de la Commission et des autres gouvernements en vue d’obtenir une interdiction européenne des technologies qui portent atteinte aux fondements mêmes de nos démocraties. Par exemple, l'identification biométrique à distance, une technologie qui met en danger les personnes qui manifestent leur désaccord, ne doit pas être autorisée en Europe.
- L'absence des personnes concernées est frappante. La présidence tchèque devrait user de son influence pour clarifier les droits relatifs aux mécanismes de plainte. En l'absence de droits liés à la plainte clairs, les règles relatives à des utilisations illégales de l'IA à haut risque ne peuvent pas être appliquées efficacement de bas en haut.
Le règlement CSAM
La proposition de règlement établissant des règles pour prévenir et combattre le matériel pédopornographique en ligne (child sexual abuse material online, CSAM) contient des mesures qui obligeraient les fournisseurs à développer et à utiliser des technologies permettant de surveiller les communications privées en ligne de chacun. Si la proposition est acceptée sous sa forme actuelle, à partir du jour de son entrée en vigueur, personne ne pourra communiquer via une application de messagerie en sachant que seuls lui et l'autre partie pourront lire ce qui a été envoyé. C'est inacceptable. Nous ne permettons pas aux gouvernements de mettre sur écoute chaque appartement particulier afin d'avoir plus de chances d'attraper les coupables. Nos applications de messagerie en ligne devraient bénéficier du même niveau de confidentialité.
Notre recommandation :
- Nous attendons de la présidence tchèque qu'elle s'oppose au discours néfaste sur la « sécurité » que la Commission adopte parfois. Les communications cryptées doivent être protégées.