L'affaire en question
La décision a été rendue en réponse à une demande de décision préjudicielle de la Cour suprême administrative du Portugal. Les faits de cette affaire étaient les suivants : dans le cadre de mesures visant à réduire le déficit budgétaire public excessif, le gouvernement portugais a adopté une législation qui réduit temporairement le salaire de tous les fonctionnaires publics, dont les juges. Le Syndicat des juges portugais a décidé de porter cette affaire au tribunal au nom des juges de la Cour portugaise des Comptes, demandant l’annulation des mesures administratives prévoyant la réduction des salaires et le paiement de sommes qui avaient été retenues des salaires. Le Syndicat a estimé que cette réduction des salaires était contraire au principe d’indépendance de la justice, contenu dans l’Article 19(1) du Traité de l’UE (TUE) et l’Article 47 de laCharte des droits fondamentaux.
La Cour nationale a soumis une demande de décision préjudicielle à la Cour de justice de l’UE (CJUE) demandant si le principe d’indépendance de la justice ou indépendance judiciaire, protégé par les articles susmentionnés, empêchait la mise en place de la réduction unilatérale des salaires affectant le système judiciaire qui était en cours.
La loi expliquée
La Cour de justice a avancé que, comme énoncé dans l’Article 2 du TUE, l’UE est fondée sur l’état de droit, et, comme le confirme le devoir de coopération sincère énoncé dans l’Article 4(3) de ce même traité, la responsabilité de s’assurer de la bonne application et du respect du droit européen incombe aux tribunaux nationaux ainsi qu’à la Cour de justice de l’UE. L’Article 19 du TUE, qui donne une expression concrète au terme « état de droit » contenu dans l’Article 2, oblige les États membres à « établir un système de recours légaux et de procédures permettant d’assurer un examen judiciaire effectif » dans les domaines couverts par le droit européen (§34). Aussi, les cours et tribunaux, conformément au droit européen, doivent-ils « répondre aux critères de protection judiciaire effective » (§37).
La CJUE a également conclu que, pour qu’une cour soit à même de garantir et fournir un protection judiciaire effective, celle-ci dot être « indépendante », comme le stipule l’Article 47 de la Charte. La Cour doit donc « exercer ses fonctions judiciaires de manière totalement autonome, sans faire l’objet de quelconques contraintes hiérarchiques, sans être subordonnée à un quelconque organeet sans recevoir d’ordres ou d’instructions d’une autre source quelle qu’elle soit » afin que la cour ou le tribunal soit « protégé contre les interventions externes ou des pressions qui empêcheraient la délivrance de jugements indépendants de ses membres ou qui influenceraient leurs décisions » (§44). La CJUE a conclu que la seule « protection contre une destitution est essentielle en vue de garantir leur indépendance, et que le paiement des juges d’un « niveau de rémunération qui soit proportionnel à l’importance des fonctions qu’ils.elles occupent constituent aussi une garantie essentielle à l’indépendance de la justice » (§45).
Tenant compte de ces arguments, la CJUE a conclu que étant donné que la baisse des salaires s’inscrivait dans le cadre de mesures plus larges de réduction des dépenses publiques, que ces mesures générales s’appliquaient à tous les membres de l’administration publique et pas seulement à la Cour des Comptes, et compte tenu du caractère provisoire de ces mesures, ces dernières ne pouvaient pas être considérées comme des mesures visant à entraver l’indépendance des membres du judiciaire.
L’interprétation adoptée par la CJUE de l’Article 19 du TUE est significative pour deux raisons. Tout d’abord, elle signifie que l’Article 19 est applicable à condition que tous les États membres garantissent l’existence d’un système judiciaire à même d’assurer un contrôle judiciaire effectif. Strictement parlant, l’Article 19 ne s’applique tribunaux que lorsqu’il s’agit de questions liées aux « domaines couverts par le droit européen ». Cependant, la CJUE a conclu que le champ d’application de l’Article 19 est plus large que l’Article 51 de la Charte des droits fondamentaux, qui limite l’applicabilité de la Charte à des situations où les États membres appliquent le droit européen. Si l’on considère que les question liées au droit communautaire pourraient être traitées devant des tribunaux nationaux, quelque soit leur juridiction, l’Article 19 impose en effet l’obligation générale aux États membres de maintenir le bon fonctionnement de leur système judiciaire. La deuxième raison est la suivante : une fois que l’Article 19 du TUE s’applique, la CJUE peut librement utilisé la Charte et notamment l’article 47, comme un outil lui permettant d’interpréter l’Article 19 du TUE, ce qu’elle a fait dans cette affaire.
La situation appliquée à l'Espagne
Il est possible d’avancer que les réformes mises en place ces dernières années en Espagne ont abouti à des violations de l’Article 19 du TUE. Ces arguments sont brièvement présentés dans la partie qui suit, et sont accompagnés d’exemples et preuves. Il faut néanmoins souligner qu’il serait nécessaire de disposer de preuves plus solides en vue d’engager une action en justice.
Premièrement, il peut être avancé que l’Espagne ne satisfait plus le critère qui oblige à garantir un contrôle judiciaire effectif en raison de la longueur excessive des procédures judiciaires. L’Article 47 de la Charte des droits fondamentaux inclut une disposition selon laquelle les affaires doivent être auditionnées « dans des délais raisonnables ». Dans une interview donnée à l’ONG Rights International Spain, un membre du judiciaire avait fait remarquer qu’en 2013 le gouvernement avait supprimé 1200 postes de juges de remplacement, ce qui représentait 20% des juges. Le même juge avait aussi remarqué que les coupes visant le judicaire avaient été plus importantes que celles touchant l’administration publique en général (et étant le résultat de mesures d’austérité). En outre le budget du judiciaire a baissé de 4,21% en 2013 et de 2,3% en 2014.
Des éléments permettent d’attester des délais excessifs dans la résolution des affaires en Espagne et que ces délais sont dus aux coupes budgétaires. L’Espagne occupe la 22ème place au classement 2016 du Justice Scoreboard de l’UEconcernant les délais nécessaires au traitement des affaires civiles et commerciales dans les cours de première, deuxième et troisième instance. Le défenseur des droits d’Espagne a également signalé que des délais inacceptables dans les procédures judiciaires sont endémiques dans le pays, en raison de manque de ressources. La gestion des cours qui traitent les plaintes concernant des "clauses du parquet" (qui visent à appliquer les verdicts déjà rendus de la Cour de Justice et qui constituent un autre exemple de lenteur excessive dans les procédures légales dû au manque de moyens.
Plusieurs affaires concernant l’interprétation des « délais raisonnables » mentionnés dans l’Article 47 sont passés devant la Cour de Justice. Celle-ci a affirmé que il est nécessaire de prendre en considération les circonstances de l’affaire, la complexité du litige et la conduites des différentes parties. La CJUE conclut que les procédures dont la durée est de trois ans ne constituent pas de délais non raisonnable(Affaire C-604/13 P, para. 100), et que celles qui durent plus de cinq ans et sept mois constituent manifestement un délai non raisonnable (Affaire C-580/12 P, para. 20). Dans les affaires où des délais non raisonnables ont été constatés, une importance particulière était donnée aux délais de plusieurs années s’écoulant entre la fin des procédures écrites et l’ouverture des procédures orales, des délais qui ne pouvaient pas se justifier par des circonstances spécifiques à l’affaire donnant lieu au litige (exemples : Affaire C-238/12 P, paras. 119-120; Affaire C 243/12 P, paras. 138-139, Affaire C 616/13 P, para. 84; Affaire C 603/13 P, para. 58).
Certains éléments de preuve permettent aussi de constituer un autre argument concernant l’efficacité des tribunaux. Il peut être avancé que l’échec du Conseil général du pouvoir judiciaire espagnol (CGPJ) à fixer une limite dans la charge de travail des juges et du personnel des tribunaux gêne le processus judiciaire. Selon un rapport du Service d’inspection du Conseil judiciaire sur l’année 2014, plus de 40% des tribunaux en Espagne fonctionnaient à 150% de leur charge de travail maximale recommandée et 75 tribunaux à plus de 100%. Il est prouvé que cette incapacité à limiter la charge de travail des juges des tribunaux à entraîné un ralentissement du traitement des affaires voire à leur interruption pour causes de maladies ou décès. En outre, l’efficacité des tribunaux souffre aussi du manque de ressources adéquates, qui aboutit à une pratique consistant à transférer des juges entre les différentes juridictions en vue de soulager la charge de travail de leurs pairs. À titre d’exemple, en mars de cette année le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a critiqué l’Espagne pour avoir autorisé des juges spécialisés dans la justice pour mineurs d’être transférés vers des tribunaux ordinaires, ce qui les empêche de travailler sur des affaires pour lesquelles ils sont compétent.e.s, et donc de jouer leur rôle premier.
Il est aussi possible d’argumenter que les tribunaux espagnols violent l’article 19 en raison du manque d’indépendance du pouvoir judiciaire. Les nominations des membres du CGPJ sont le résultat de motivations politiques, ce qui est problématique car le Parti Populaire (PP, parti de droite en Espagne), a récemment obtenu une majorité absolue dans les deux chambres parlementaires. Cela a permis au PP de nommer la moitié des membres du CGPJ sans avoir à trouver des accords avec les autres parties. Le CGPJ est responsable des nominations des juges en chef et le processus décisionnel de nomination des juges en chef n’est pas transparent et ne se fait pas selon le principe de sélection objective.
Le Conseil du Groupe d'Etats contre la corruption, une institution du Conseil de l'Europe (GRECO) a critiqué cette absence d’objectivité dans la sélection des juges et la décrit comme une menace pour l’indépendance de la justice. Jusqu’à présent, le CGPJ a nommé près d’un quart de la Troisième chambre de la Cour suprême (juridiction des contentieux administratifs) et plus de 40% de la Seconde chambre (juridiction pénale). Deux de ces nominations en 2018 ont été très controversées puisque les juges nommés occupaient aussi des positions politiques au sein du parti de la majorité, le PP.
La nomination du président de la Troisième chambre de la Cour suprême en 2015 avait aussi fait l’objet d’une polémique, car le CGPJ avait choisi de nommer un candidat ayant des liens avec le PP, qui, pour couronner le tout, était moins expérimenté et compétent que son prédécesseur, que ce même CGPJ ne souhaitait pas reconduire. Le CGPJ a aussi réalisé d’autres nominations caractérisées comme des tentatives d’influencer les décisions concernant les affaires de corruption dans lesquelles étaient impliqués des membres du PP.
Ces questions pourraient être soulevées dans le contexte d’une affaire portée au niveau national par une association représentant des juges, comme cela a été le cas dans l’affaire de l’ Associação Sindical dos Juízes Portuguese. Au cours des procédures nationales, une requête de décision préjudicielle pourrait être soumise à la Cour de Justice de l’UE, demandant si l’ Article 19 du TUE et l’Article 47 de la Charte fondamentale excluent l’existence de délais non raisonnables dans les procédures judiciaires dues à un manque de ressources, à l’absence d’une limite de la charge de travail des juges et du personnel des tribunaux, et au manque d’objectivité dans les critères retenus dans le processus de sélection des juges.
* L’auteur souhaite remercier Lydia Vicente, directrice de Rights International Spain, pour son assistance et aux contributions faites à cet article. Les potentielles erreurs contenues dans cet article sont miennes.