La Commission européenne s’apprête à dévoiler sa proposition visant à mettre en place des mesures au niveau européen afin de combattre les SLAPPS : les poursuites judiciaires contre la mobilisation du public (de l’anglais strategic lawsuit against public participation). Dans un nouveau document d’orientation politique publié cette semaine, Liberties et d’autres organisations de défense des droits et défense de la liberté de presse, rassemblées au sein de la Coalition against SLAPPS in Europe (CASE, Coalition contre les SLAPPS en Europe), expliquent ce que sont les SLAPPS, en quoi elles représentent une grande menace pour les ONG, activistes et journalistes en Europe, et formulent des recommandations aux gouvernements des États membres de l’UE en vue de s’attaquer à ce problème.
La censure par voie judiciaire
Les citoyens sont censés être responsables de leur démocratie. Les organisations de défense des droits et autres journalistes, activistes et défenseurs des droits sont des acteurs clefs et permettent aux citoyens de bien s’informer, de former leurs propres opinions, et de garder un œil sur ceux qui occupent le pouvoir et garantir qu’ils prennent des décisions qui vont dans le sens de l’intérêt général.
Comme nous l’expliquons dans cet article, les SLAPPS (Strategic lawsuit against public participation, dont l’acronyme est aussi un jeu de mot en anglais, slapp voulant dire « gifle »), sont une forme d’abus judiciaire (une utilisation malveillante de la justice) auquel les représentants ou acteurs politiques et chefs d’entreprise puissants ont de plus en plus recours afin d’intimider, harceler et pousser à la fermeture ou l’arrêt de travail des journalistes, activistes ou organisations de défense des droits et les réduire au silence.
Aidées par des cabinets d’avocats sans scrupules, ces personnes ou entités poursuivent ces différents acteurs sur la base d’accusations et motifs injustifiés et abusifs, avec comme seul but de réduire au maximum la mobilisation publique, le journalisme d’intérêt public, l’accès à l’information, les manifestations pacifiques et les boycotts, les actions de plaidoyer, les lancements d’alerte ou toute critiques ou révélations concernant des abus de pouvoir ou cas de corruption.
L'objectif de ces actions en justice malveillantes n’est pas véritablement d’obtenir gain de cause, mais plutôt d’épuiser les ressources des personnes ciblées, de porter atteinte à leur image et réputation et de détruire leur vie personnelle. Comme Matthew Caruana Galizia, le fils de la journaliste maltaise assassinée Daphne Caruana, l’a expliqué à Liberties, les SLAPPS peuvent vous rendre « la vie complètement impossible ». Lorsque que Daphne Caruana a été assassinée, elle faisait l’objet de 47 poursuites judiciaires intentées contre elle. Beaucoup de poursuites ont été maintenues contre sa famille après son assassinat.
L’impact préjudiciable des SLAPPS ne touche pas uniquement les droits individuels des personnes ciblées. Ces pratiques malveillantes affaiblissent la démocratie et l’état de droits dans son ensemble, en empêchant d’une part le libre exercice de droits fondamentaux tels que la liberté d’expression, de réunion ou d’association, et d’autre part en entravant le bon fonctionnement de la justice. En interprétant de manière malveillante et erronée les lois et en empêchant les défenseurs des droits et les journalistes de faire leur travail, les SLAPPS entravent l’application des lois, y compris des lois européennes. Ces pratiques menacent la société dans son ensemble : pour éviter d’être ciblés, de nombreuses personnes s’autocensurent et n’enquêtent pas ou ne divulguent pas les actions préjudiciables des puissants ou se retiennent de donner leur avis sur des questions d’intérêt public. Par conséquent, les SLAPPS produisent un effet paralysant sur le débat démocratique.
Le recours aux SLAPPS de plus en plus fort dans les pays de l’UE
Nous assistions à une forte hausse du recours aux SLAPPS visant à intimider et faire taire les défenseurs des droits en journalistes dans les pays de l’UE. Cette tendance se retrouve à l’échelle du monde.
Une sensibilisation et prise de conscience insuffisante quant à ce problème a empêché de cartographier et analyser de manière régulière et globale ce type de poursuites malveillantes ou les menaces auxquelles ont été exposées ces dernières années les organisations de défense des droits, dont Liberties. Pour combler cette absence de données, la coalition CASE a recueilli les données de ses organisations membres et d’autres ONG sur des cas évidents de SLAPPS engagées entre 2010 et 2021. Tandis qu’un rapport devrait bientôt être publié, les principales conclusions de cette analyse, menée par la Fondation Daphne Caruana, sont présentés dans document d’orientation politique publié ce jour.
Principales conclusions préliminaires
- 539 cas de poursuites judiciaires contre la mobilisation publique vérifiés en Europe. Les pays qui affichent le plus d’affaires sont Malte, la Slovénie, la Croatie et l’Irlande. Une affaire sur dix est une affaire transfrontalière.
- L’analyse cartographique montre une hausse des poursuites engagées ces quatre dernières années, notamment en Croatie, Italie et Pologne.
- Les données montrent que les SLAPPS se basent le plus souvent sur des accusations de diffamation (et se réfèrent donc aux lois en la matière). D’autres lois sont aussi faciles à utiliser à ces fins malveillantes, comme la réglementation européenne sur la protection des données et les règles sur la priorité intelectuelle.
- Plus de la moitié des affaires analysées visent des journalistes et médias. Viennent ensuite les activistes et les défenseurs des droits. Ceux dont le travail porte sur le crime, l’environnement et la corruption sont particulièrement visés.
- La plupart des plaidants qui engagent des SLAPPS sont des entreprises ou chefs d’entreprises (plus d’un tiers), suivis par les acteurs politiques ou les fonctionnaires publics (presque un quart).
L’analyse de CASE représente à ce jour l’effort le plus abouti et global en vue de cartographier les SLAPPS en Europe. Cependant, il est important de noter que tout effort visant à recuellir ces données est forcément limité par l’effet paralysant que de telles poursuites malveillantes produisent. En effet, la plupart des victimes des SLAPPS préfèrent ne pas attirer l’attention sur ces affaires de peurs de subir davantage de représailles ou que leur réputation soit encore davantage salie. En outre, les SLAPPS qui finissent devant un tribunal ne reflètent pas non plus les pratiques plus larges et insidieuses d’intimidation judiciaire, comme le recours à des menaces de poursuites directes et agressives. Les données collectées ne reflètent en réalité que la pointe de l’iceberg, aussi inquiétant cela soit-il.
Des réponses ambitieuses sont nécessaires et l’UE a un rôle essentiel à jouer
Les gouvernements sont tenus de respecter et protéger les droits humains, la démocratie et l’état de droit, en vertu des constitutions et des traités internationaux et régionaux en matière de droits humains (dont les traités de l’UE). Ils ont donc l’obligation de protéger les activistes, ONG, journalistes et médias contre les SLAPPS. Pourtant, aucun État membre de l’UE ne dispose de loi décente en vue de mettre fin à ces pratiques malveillantes. Au vu de la nature et portée du problème, il est de la responsabilité de l’UE d’agir. L’UE est un acteur incontournable pour garantir que les gouvernements des pays membres prennent des mesures concrètes pour prévenir et combattre les SLAPPS.
Dans notre document d’orientation, nous appelons à la mise en place de mesures ambitieuses tant au niveau national qu’européen pour assurer une protection contre les nombreuses tactiques utilisées par les personnes qui engagent des SLAPPS. Nous préconisons notamment :
- L’inscription de protections procédurales et autres gardes-fous au sein des systèmes procéduraux nationaux afin de mettre à disposition des prévenus des outils en vue de mettre un terme à de telles poursuites et éviter qu’elles ne traînent pendant des années, ainsi que la mise en place de mesures visant à les soutenir lorsqu’ils font face à de telles menaces. Des protections devraient s’appliquer dans les cas de poursuites engagées contre toutes formes de participation ou mobilisation publique (dont les manifestations pacifiques, l’activisme et le lancement d’alerte, ainsi que le journalisme), et s’appliquer à la fois aux affaires domestiques et transfrontalières.
- L’élaboration et adoption d’une directe anti-SLAPP établissant des protections minimales, dont la portée devrait être aussi étendue que possible. Si les législateurs européens arrivent à la conclusion que son intervention législative devrait se limiter uniquement aux affaires concernant des SLAPPS de nature transfrontalière, alors la directive anti-SLAPP de l’UE devrait s’appuyer sur une interprétation large de la notion d’« implication transfrontalière »
- La mise en place d’autres mesures visant à prévenir les SLAPP et soutenir les cibles de ces dernières, devant être encouragées et surveillées au moyen d’une recommandation de l’UE, comprenant :
- Des mesures pour que les lois relatives à la criminalisation de propos et discours, comme la diffamation, la calomnie et l’injure soient en conformité avec les normes internationales des droits humains ;
- Des réflexions sur les moyens de traiter ce problème via des normes d’éthique et juridiques et professionnelles ;
- Des initiatives et formations en matière de sensibilisation à ces questions ;
- Un soutien apporté aux acteurs qui peuvent fournir une assistance aux personnes visées.
Liberties travaille avec la coalition CASE pour sensibiliser davantage sur les SLAPPS, et pour soutenir et préconiser des mesures de protection globales permettant de combattre cette menace pour la démocratie en Europe. Suite aux annonces de la Commission européenne, qui a l’intention d’adopter une initiative anti-SLAPP, Liberties et ses partenaires de la coalition CASE ont préconisé, entre autres proposition, l’adoption d’un modèle de loi anti-SLAPP en Europe, que le public peut soutenir en signant la pétition en ligne. Nos appels ont récemment été soutenus par une résolution du Parlement européen.
Le document d’orientation politique publié ce jour, également adressé à la Commission européenne en réponse à sa consultation publique, constitue une nouvelle action menée par Liberties et ses partenaires de la coalition CASE dans le but de fournir à la Commission des informations dans le cadre de son initiative, prévue dans les prochains mois.
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Vous pouvez télécharger le document d’orientation politique ici.