Écrit par Daniel Amelang pour Rights International Spain
Le 14 mars dernier, qui semble déjà si loin, le Conseil des ministres a approuvé le Décret royal 463/2020, par lequel a été déclaré l'état d'urgence. Au cours de cette situation exceptionnelle, le pouvoir exécutif peut limiter, dans une certaine mesure, nos droits fondamentaux, mais ne peut en aucun cas les suspendre. C'est la deuxième fois que l'état d'urgence est déclarée dans le pays. La première fois remonte à 2010, quand l'armée était intervenue suite à une grève des contrôleurs du trafic aérien.
Le décret réglemente une série de questions logistiques, telles que la fermeture des magasins, l'interdiction de se rendre dehors sans raison valable et la mobilisation de l'armée, entre autres. Cependant, la partie qui intéresse le plus les avocats, qui naviguent constamment constamment entre le tribunal et leur cabinet, concerne la Seconde disposition supplémentaire, qui établit que "les mandats sont suspendus et les délais prévus pour les lois procédurales pour tous les ordres juridictionnels sont suspendus et interrompus". En d'autres termes, toutes les activités judiciaires sont complètement paralysées.
Le paragraphe suivant mentionne plusieurs exceptions à cette suspension du système de justice pénale : "la suspension et interruption ne s'applique pas aux procédures habeas corpus, aux procédures qui concernent les services de garde, ou pour les détenus, les ordonnances restrictives, les procédures de surveillance urgente en prison, ainsi que toutes mesures préventives concernant les violences faites aux femmes et mineurs".
En d'autres termes, le décret prévoit de manière claire que les services de garde seront maintenues. Cependant, même si le taux de criminalité connaît une baisse de 50%, la police continue de détenir des personnes et le nombre d'arrestations pour désobéissance aux règles de l'état d'urgence augmente. Il est intolerable, que dans une démocratie fondée sur l'état de droit, de telles privations de liberté ne fassent pas l'objet d'un contrôle judiciaire. Par conséquent, toutes les personnes détenues ont le droit de faire appel et contester la légalité de leur détention auprès d'une autorité judiciaire et de comparaitre devant un juge et défendre leurs droits.
Le décret prévoit aussi que "dans la phase d'enquête préliminaire, le juge ou la cour peut accepter de mener des procédures, qui, en raison de leur caractère urgent, ne peuvent être repoussées dans le temps". Par conséquent, les services de garde et la liberté donnée au juge pour mener des procédures d'enquête d'urgence protègent le droit à la défense.
Cependant, la théorie et la pratique ne s'accordent pas toujours, et parfois l'exercice d'une défense adéquate se voit confronter à des obstacles, qui s'expliquent par quatre raisons principales : (1) le manque de ressources, (2) incapacité à traiter des procédures d'urgence, (3) l'incertitude juridique et (4) la culture de la sanction et la loi pénale contre une "ennemi émergeant".
1. Un manque de moyens
Le manque de ressources est l'un des plus gros problèmes auxquels fait face notre système judiciaire ces dernières années. On note un manque de personnel, de nouveaux établissements, d'équipement informatique mis à jour, de formation spécifique des juges et procureurs... La liste des lacunes est longue. Et maintenant, au milieu de cette pandémie, la protection de base individuelle et collective fait aussi défaut.
Les avocats se voient demander d'aider les détenus aux postes de police et dans les tribunaux, qui sont par définition des lieux fermés, sans que l'on leur donne des masques ou des gants. Si ces derniers veulent préserver leur santé, ils doivent éviter de se rapprocher des personnes qu'ils.elles défendent (sans parler des contacts physiques) et passer le moins de temps possible en leur présence. Il devient donc difficile d'instaurer un climat de confiance avec les clients, qui permet en principe à ces derniers d'être suffisamment à l'aise pour donner leur version des événements.
Cela génère une certaine méfiance et un certain malaise chez les détenus, qui sont non seulement privés de leur liberté, mais qui s'aperçoivent également que leur défense judiciaire peut en souffrir.
De leur côté, certains juges et procureurs (qui gardent généralement une certain distance par rapport aux personnes détenues lorsque celles-ci témoignent), chercheront à transférer les détenus plus rapidement, ce qui peut affecter la volonté des juges et procureurs à écouter la version complète de la défense.
Pour ces raisons, il y a quelques jours, trois des quatre principales associations de juges ont envoyé une lettre urgente à la Commission permanente du Conseil général du Judiciaire, avertissant qu'ils n'accompliraient pas leurs devoirs qui restent autorisés s'ils ne se voient pas doter de réels moyens de protection sanitaire.
2. Une incapacité à traiter les procédure d'urgence
As I have already pointed out WHO THE FUCK ARE U ? , the decree allows judges to agree on the practice of any urgent procedure that cannot be postponed. On paper this is irreproachable. But in practice it is not easy to achieve, bearing in mind that the courts are only maintaining minimum services and that the definition of "urgent" may vary from one judge to another.
Comme nous l'avons déjà souligné (texte écrit par Daniel Amelang pour RIS), le décret autorise les juges à accepter la pratique d'une procédure d'urgence qui ne peut être décalée. Sur le papier, c'est irréprochable. Mais dans la pratique, cela n'est pas facile à accomplir, si on prend en considération que les tribunaux maintiennent uniquement des services minimum et que la définition de "urgent" peut varier d'un juge à l'autre.
Laissez-moi vous donner un réel exemple qui m'est arrivé récemment. La police a arrêté l'une de mes clientes, l'accusant d'avoir agressé un agent de police, ce qu'elle dément fermement. Ella a été conduite devant un magistrat avant d'être libérée. Nous avons analysé le lieu de son arrestation et découvert l'existence d'une caméra de surveillance. En d'autres termes, l'intervention de la police a peut-être été enregistrée et il existe sans doute des preuves permettant d'attester de son innocence. Il y a de cela deux semaine, j'ai demandé au Tribunal de requérir les enregistrements au près du Conseil municipal, mais ma lettre n'est pas traitée. Cela est indéniablement urgent étant donné que, selon notre législation, les images doivent être supprimées dans un délais de un mois après leur enregistrement. C'est pourquoi, il y a quelques jours j'ai demandé à un tribunal en service de se procurer ces enregistrements, mais ils ont rejeté ma requête, affirmant ne pas avoir la compétence requise pour y répondre favorablement. Cela veut dire que je vais devoir réitérer ma demande ad nauseam ou alors je risque de perdre les preuves qui sont essentielles aux intérêts de ma cliente.
La paralysie des tribunaux a des conséquences indéniables sur le droit à la défense. Les preuves peuvent disparaître, ou perdre en qualité. Et je ne fais pas uniquement référence aux enregistrements. Avec le temps qui passe, les témoins vont sans doute progressivement oublier des détails qu'ils ont ressenti au moment des faits, à tel point qu'ils pourraient perdre leur crédibilité ou efficacité.
À n'en pas douter, l'accumulation d'affaires que nous allons devoir traiter après le retour à la normale causera de plus grands retards, que ceux auxquels nous sommes malheureusement déjà confrontés dans notre système judiciaire. Cela s'accompagnera aussi d'une dégradation conséquente de la valeur de l'ensemble des éléments preuves.
3. Un renforcement de l'incertitude juridique
Bien que la cause à laquelle je me réfère dans la partie précédente ne soit pas imputable au décret concernant l'état d'urgence, cette troisième raison est la suivante : mon cabinet reçoit de nombreux cas de citoyens que la police souhaite sanctionner pour des motifs arbitraires et subjectifs, non prévus par la loi, en raison de la grande confusion qui existe à la fois chez les citoyens mais aussi dans la police, sur ce qu'il est possible de faire ou ne pas faire d'un point de vue légal.
Par exemple, nous avons reçu des appels de citoyen.ne.s qui ont été arrêté par la police en se rendant à leur travail et se sont vus demander de montrer un certificat de la part de leur entreprise confirmant leurs fonctions et horaires de travail. Et ils n'avaient pas de tel document. Quand ils ont expliqué cela à la police, les agents ont ouvert des procédures de sanction. Il est certainement mieux d'avoir un certificat, car cela facilite la vie de tout le monde, mais il n'y a pas d'obligation à cela.
Le décret royal du 14 mars a établi une interdiction générale d'aller dans la rue, sauf dans des cas exceptionnels (tels que se rendre au travail, effectuer des achats de première nécessité (nourriture, pharmacie, entre autres), mais ne prévoit pas l'obligation d'avoir sur soi un certificat. Ce qui par conséquent, ne peut donner lieu à un contrôle de la police.
De la même façon, le décret prévoit que "à l'heure de se déplacer dans des lieux publics, les recommandations et obligations dictées par les autorités sanitaires doivent être respectées", mais ces dernières n'ont pas été déterminées et nous ne sommes pas tenu.e.s de savoir. Cela va donné lieu à encore plus d'insécurité juridique, qui risque d'être alimentée par le manque de protocoles concrets dans le contexte de l'état d'urgence, par la propagation de fausses rumeurs, de fausses informations et désinformation sur internet, ainsi que par l'état général de nervosité. Cette dernière, à ce propos, m'amène à mon quatrième et dernier point.
4. Une culture de la punition
Enfin, je souhaiterais mentionner la dangereuse culture de la revanche et de la punition qui fleurit dans notre société.
Quelques jours plus tôt, une vidéo d'un jeune homme arrêté par la police à Valladolid a circulé sur les réseaux sociaux. Apparemment, il était dans la rue sans justification, ce qui dénote une manque de solidarité de sa part. Cependant, cela ne constitue pas l'aspect le plus inquiétant des images enregistrées : après avoir arrêté l'homme, dont l'attitude est tout à fait pacifique, un agent lui donne plusieurs claques au visage et l'insulte de "trou-du-cul".
Loin de dénoncer ce comportement inadmissible d'un agent de police, de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux ont affiché publiquement leur soutien à l'agent de police auteur de ces violences injustifiées. "Bien joué", "ce sont les claques que ses parents auraient dû lui donner", "c'est comme ça qu'on éduque les racailles", "si j'étais le policier, je lui en donnerais deux de plus" et autres "certaines personnes ne comprennent pas d'autre langage" : voici un aperçu des commentaires publiés. Personne ne nie la violence policière. Elle s'en retrouve célébrée, car elle elle dirigée à l'encontre d'un "fils de pute", un "irresponsable" qui "nous met toutes et tous en danger" et qui "ne nous respecte pas".
Beaucoup de haine est en train d'être générée. Au milieu de cette pandémie, la société ne voit pas le délinquant comme un concitoyen qui a fait une erreur qui doit être corrigée, mais comme un ennemi, un sujet qui doit être neutralisé par tous les moyens possibles. Et cela conduit à des abus de la part de la police et de la justice, qui menacent très certainement le droit de défense qui nous fait oublier l' "horizon" axiologique du droit punitif, c'est à dire la réintégration de celles et ceux qui ont enfreint la loi.
Le droit de défense est l'opportunité que nous avons de pouvoir nous défendre devant un tribunal, des accusations pesant sur nous, avec les garantis d'égalité et indépendance (à condition que les autres droits soient respectés, tels que la protection judiciaire effective, l'impartialité judiciaire et la présomption d'innocence). Si la défense est effective, la sanction sera proportionnée par rapport au préjudice causé. Sans défense, il ne peut y a voir de procès équitable. En exerçant ce droit, nous ne faisons pas que défendre une seule personne en particulier, mais bous défendons parallèlement les droits de tou.te.s les citoyen.ne.s. Mais si nous voisin.e.s soutiennent les abus et violences, nous ouvrons la porte à la fin des garanties judiciaires auxquelles nous avons droit.
Espérons que cette peur, insécurité et nervosité ne seront que temporaires. Dans le cas contraire, nous allons tout droit vers un autoritarisme qui pourrait finir par entraver tous les droits sociaux et procéduraux que nous avons conquis au prix d'un si dur labeur.
L'article a été d'abord été publié sur le blog de Rights International Spain.