La Commission européenne a choisi de célébrer la Journée mondiale de la liberté de la presse en avance - et avec style. La semaine dernière, elle a présenté une proposition historique visant à mettre un frein aux poursuites -bâillons qui visent à réduire au silence les discours critiques, d'empêcher les puissants de rendre des comptes et de saper les droits fondamentaux. Connus sous le nom de SLAPP (pour « strategic lawsuit against public participation », poursuites stratégiques contre la mobilisation publique), ces procès sont devenus de plus en plus courants dans l'UE, utilisés par des politiciens et des hommes d'affaires afin d’intimider les journalistes, les organismes de surveillance et d'autres personnes qui traitent ou couvrent des questions d'intérêt public.
Depuis des années, les activistes tirent la sonnette d'alarme sur ces affaires et leurs effets délétères sur la démocratie, ainsi que sur leur propagation : les poursuites-bâillons sont en augmentation dans presque tous les États de l'UE, même ceux qui ont une forte tradition démocratique. La proposition de la Commission constitue une avancée prometteuse vers l'éradication de ces recours abusifs et la protection adéquate des journalistes et des organismes de surveillance. Mais il reste encore beaucoup à faire avant que nous puissions considérer qu'elle change véritablement la donne.
De solides fondations
Pour celles et ceux qui plaident depuis de nombreuses années en faveur d'une loi anti-SLAPP européenne, l'initiative de la Commission a de quoi séduire. Le paquet de mesures comprend une proposition de directive européenne comportant des garanties et des mesures de protection essentielles qui devraient figurer dans toute loi anti-SLAPP digne de ce nom. Le champ d'application est large et témoigne d'une bonne compréhension de ce que sont les poursuites-bâillons, de ceux qui en sont à l'origine, de qui elles visent et pourquoi. Les règles fourniraient à tout défenseur des droits ou professionnel de l’information - qu'il s'agisse d'un journaliste, d'une ONG, d'un activiste ou d'un universitaire - des outils procéduraux pour repousser les poursuites qui sont manifestement infondées ou présentent les caractéristiques d'un abus, et qui sont engagées uniquement pour freiner la participation du public ou exercer des représailles à son encontre. La Commission a proposé une définition innovante des affaires transfrontalières, adaptée à la nature des poursuites-bâillons. Elle tient compte du fait que leur impact transnational se traduit également par le fait que les plaideurs réduisent souvent au silence les organismes de surveillance qui s'occupent de questions dont la pertinence dépasse les frontières nationales.
Outre la portée de la proposition, le mode de protection qu'elle offre est également louable. Elle prévoit un mécanisme de rejet initial des plaintes qui relèvent de poursuites-bâillons dans le cadre d'une procédure accélérée, la charge de la preuve incombant au demandeur. Les victimes de recours abusifs recevraient une garantie financière pour les frais engagés au cours de la procédure et une indemnisation pour les frais de justice et les dommages - comprenant les dommages physiques et psychologiques. Les auteurs de SLAPP pourraient se voir infliger des sanctions financières pour avoir intenté ces poursuites sans fondement. Les ONG dont le travail contribue à lutter contre la menace que représente une poursuite-bâillon pour la participation publique pourraient intervenir dans l'affaire afin de soutenir la ou les victimes. La proposition de directive comprend même des dispositions visant à protéger les journalistes et défenseurs des droits européen.ne.s ciblées par de telles poursuites abusives en dehors de l'Union, en leur offrant la possibilité de demander à leurs tribunaux nationaux de bloquer la reconnaissance et l'exécution de jugements étrangers et d'obliger les plaideurs à les indemniser pour les dommages subis.
En outre, le paquet de mesures de la Commission adopte une approche globale. La proposition législative est accompagnée de recommandations visant à protéger les systèmes juridiques et judiciaires contre les abus et à empêcher qu'ils ne soient utilisés pour réduire les journalistes et défenseurs des droits au silence. Elle appelle à la sensibilisation et à la collecte de données, à la formation juridique des professionnels de la justice et du droit, à la révision des codes éthiques régissant le travail des avocats, au soutien et à l'aide juridique gratuite pour les personnes ciblées/victimes, ainsi qu'à la révision des lois restreignant indûment la liberté d'expression. Tout cela est nécessaire pour provoquer un changement d'état d'esprit contre les poursuites-bâillons et pour éduquer même les membres de la profession juridique sur ces affaires.
Certaines lacunes demeurent
Malgré l'ambition de la Commission et la force globale de sa proposition, il reste des points à améliorer. La proposition de loi comprend une exception à son large champ d'application pour les affaires liées à des "questions administratives" - une distinction ambiguë qui pourrait donner aux plaignants qui intentent ces procès abusifs la possibilité de contourner les règles. Par exemple, cette exception couvrirait-elle certaines affaires liées au RGPD ? On observe également des lacunes en matière de protection. Il est important de noter que l'application proposée du mécanisme de rejet anticipé uniquement aux affaires "manifestement infondées" risque de permettre à de nombreuses plaintes relevant de poursuites-bâillons de bien donner lieu à un procès.
Le pouvoir discrétionnaire laissé aux tribunaux dans l'octroi de certaines indemnités/réparations pourrait également contrecarrer les protections des victimes de poursuites abusives. Par exemple, l’attribution des dépens (frais de justice) n'est pas automatique, et la juridiction nationale peut exiger des victimes qu'elles entament une nouvelle procédure pour être indemnisées de leurs dommages. Les dispositions relatives aux sanctions gagneraient également à être formulées plus fermement, afin de s'assurer que le caractère "dissuasif" des sanctions tienne dûment compte du pouvoir et de la richesse sur lesquels reposent les poursuites-bâillons. Ces questions doivent être résolues si l'UE veut adopter l'ensemble de règles le plus strict possible contre ces recours abusifs.
Tout reste à jouer
Si l'initiative de la Commission a de quoi susciter l'enthousiasme, il ne s'agit pour autant que d'une initiative. Le plus dur commence à présent.
L'ambition affichée par la Commission doit être égalée tant lors des négociations sur la directive finale que lors de sa mise en œuvre par les États membres. Le Parlement européen et le Conseil doivent repousser toute tentative d'assouplir la proposition de la Commission au cours des prochaines négociations. Ces dernières devraient plutôt se concentrer sur la suppression des lacunes restantes. Une fois le texte approuvé par les législateurs européens, les autorités nationales doivent mettre en œuvre les dispositions d'une manière compatible avec leurs objectifs et leur portée.
En parallèle, la Commission doit inciter les gouvernements à prendre des mesures concrètes pour donner suite à ses recommandations - en les soutenant par des orientations, en mettant à disposition des financements européens, en mobilisant les associations européennes de juges et d'avocats, en tirant parti de la coopération avec d'autres acteurs internationaux tels que les organes des Nations unies et du Conseil de l'Europe. Un cadre de suivi structuré impliquant les acteurs de la société civile doit également être établi afin de suivre régulièrement les progrès réalisés.
Pendant trop longtemps, les journalistes, les organismes de surveillance et les autres personnes travaillant dans l'intérêt public ont été intimidés ou réduits au silence au moyen des poursuites-bâillons. L'initiative de la Commission place l'UE sur la voie du changement. Les institutions de l'UE et les autorités nationales doivent s'appuyer sur cette initiative et travailler à l'élaboration de mesures concrètes et exécutoires permettant d'accorder à ceux qui travaillent pour le bien public la protection qu'ils méritent.
Cet editorial a été publié par Euractiv.