Rights International Spain (RIS), en collaboration avec Open Society Justice Initiative (OSJI) a présenté le rapport "Bajo sospecha: el impacto de las prácticas policiales discriminatorias en España" (Suspecté.e.s : l'impact des pratiques discriminatoires de la police en Espagne), un rapport que décrit l'impact des contrôles au faciès sur les vies des individus en Espagne à travers l'expérience même des personnes qui souffrent quotidiennement de ces contrôles policiers fondés sur l'origine ethnique. Le rapport réunit des témoignages d'individus établis dans plusieurs régions du pays, et expose les multiples conséquences générées par de telles pratiques discriminatoires.
L'une des personnes interviewées, Mamadou Moustapha, explique en quoi les contrôles au faciès sont fréquents dans son quartier de San Fransisco, à Bilbao : "en arrivant à la maison, l'un de mes colocataires m'a dit avoir été contrôlé le matin, et le soir, un autre ami est arrivé et nous a dit que lui aussi avait été contrôlé, alors que moi aussi, j'avais été contrôlé le matin. On se demande pourquoi ils nous contrôlent tout le temps". Comme nous l'avons déjà expliqué (voir notre précédent article), cette pratique policière est connue sous le nom de contrôle au faciès (ou profilage ethnique). La police ne vous contrôle pas sur la base de motifs valables (si vous avez peut-être commis un crime ou avez été pris en flagrant délit), au contraire, ils vous arrêtent et c'est à vous de prouver votre innocence, et donc, votre corps traîne l'ombre d'une la suspicion permanente".
À Madrid, les programmes PIPE (Protocole d'identification efficace de police) qui avaient été mis en oeuvre par la police municipale et visaient à mettre fin à la discrimination dans les interventions de la police, a été aboli il y a peu par le nouveau conseil municipal. Pendant sept mois (de novembre 2018 à mai 2019), ce protocole fonctionnait en tant que programme pilote dans le quartier madrilène de Ciudad Lineal, mais l'objectif était d'étendre le programme à d'autres quartiers de la capitale. Le programme PIPE, qui est encore à l'oeuvre dans des banlieues comme celle de Fuenlabrada, où il a avait été mis en place en 2008, vise à améliorer les interventions de la police dans ce domaine et à garantir les droits d'une société diverse à travers la mise en place de formulaires que les agents de police doivent remplir, et qui permettent de générer des données sur les contrôles réalisés dans les lieux publics, afin de vérifier si la pression exercée sur certains groupes de la société est démesurée ou non.
Celles et ceux qui ne sont pas ou peu contrôlés par la police pourraient penser qu'un contrôle ou une fouille n'est pas "très grave" : si vous n'avez fait rien de mal, disent-ils, montrez juste vos papiers et vous êtes libres tout de suite... Mais le rapport montre que celles et ceux qui sont visé.e.s sur la base de leur origine ethnique sont confronté.e.s à une réalité bien plus complexe et très différente, ayant de graves conséquences sur leur vie. Aussi, le profilage ethnique envoie-t-il un message très clair : si vous ne faites pas partie de la "norme", vous êtes dangereux et devez faire l'objet d'un contrôle. Une expérience dont l'impact est profond sur un individu et sur le sens d'appartenance de ce dernier à la société, comme le montre l'enquête : "quoi que vous fassiez, vous ne ferez jamais partie de la société".
"Il y des jeunes de 20 ans qui ne quittent pas leur zone de confort. Il existe une frontière imaginaire délimitant où ils sont à l'aise, et quitter cette zone est inimaginable. Mais s'ils ne quittent pas leur zone de confort, leur perspectives d'emploi sont pratiquement nulles. Cela influence tout", explique Alfonso Amaya, qui travaille dans une association pour les jeunes Roms dans le quartier de Sant Roc, à Badalona. David Garfella Gil, un inspecteur de la police municipale de Valence souligne que "parfois la police mène des contrôles dans des zones qui ne sont pas touchées par le crime ou la délinquance, et le font uniquement pour que la majorité de la population se sente en sécurité".
Malick est l'une de ces personnes qui souffre de ces contrôles incessants et discriminatoires de la police. Il décrit dans le rapport un contrôle l'ayant particulièrement affecté : "il était sept heures du matin, et j'allais au travail. J'étais dans le métro et sortait de la station Tribunal, comme tout le monde, j'ai pris l'escalier mécanique. Soudain, quatre agents de police se sont précipités sur moi et m'ont saisi, m'indiquant qu'ils étaient à la recherche d'un "homme noir". La vidéo qui accompagne le rapport commence avec ce témoignage. "Ils t'arrêtent parce que tu es noir. Ils t'arrêtent, te fouillent devant tout le monde, t'humilient", ajoute-t-il. Il s'agit d'une expérience humiliante et honteuse pour celles et ceux qui souffrent, et représente une énorme perte de temps pendant que les agents de police sont occupés à mener ces contrôles discriminatoires. Ce jour-là, Malick est arrivé à son travail avec 30 minutes de retard.
Isabelle et Esther Mamadou ont aussi vécu personnellement les conséquences du profilage ethnique. En septembre 2017, alors qu'elle se trouvait dans le quartier de Lavapiés, à Madrid, aux côtés de représentant d'autres ONG des droits humains, elle assisté au contrôle de plusieurs personnes noires par la police. Elle et ses collègues avaient décidé d'intervenir, et en retour, s'étaient vus recevoir des insultes sexistes et racistes de la part des agents de police. "Ces situations vous font vous sentir impuissant.e., vous humilient tandis que vous sentez le regard des autres, des passants qui s'arrêtent pour voir ce qu'il se passe, et vous vous sentez complètement seul.e. Vous êtes sûr.e que personne n'interviendra s'il se passe quelque chose. Vous sentez l'insécurité et l'impunité, un mélange de peur et d'impuissance en raison de l'impossibilité de répondre", explique Esther.
Mamadou Moustapha décrit lui aussi ce sentiment de grande insécurité et ce manque de protection. Ces contrôles incessants ont un impact direct sur la perception de l'espace public des personnes qui en sont victimes : "ça vous affecte quand vous sortez, vous pensez que c'est mieux de rester chez vous, mais ça n'arrange rien, car au final, vous devez sortir dans la rue et les lieux publics pour trouver un moyen de gagner votre vie". Ngoy Ngoma est d'accord avec ce témoignage, et ajoute qu'il évite même de passer par certains endroits : "ici, à Valence, je ne passe plus par la grande gare routière, je préfère passer par les quais du fleuve, même si ça signifie que je vais salir mes chaussures. J'ai été exclu de l'espace public." Pour Delia Servini, son identification lors d'un raid de police était le début d'une mauvais aventure qui a entraîné l'ouverture d'un casier judiciaire en raison d'une situation administrative irrégulière, et qui s'est terminée par son placement en centre de rétention (CIE) avec plusieurs tentatives d'expulsions. Elle se souvient qu'elle ne sortait presque plus dans la rue : "les rares fois où je sortais, je prenais le taxi. Je restais généralement au travail. Je sortais deux heures le dimanche pendant mes pauses. Je suis resté enfermée pendant quatre ans, réduite en esclave : c'est comme ça que j'ai vécu les contrôles policiers."
Aller de l'avant
Mimoun Amrouni, le représentant de la Mesa por la Convivencia de Fuenlabrada, a également participé à la présentation du rapport et a mis en avant les trois éléments qui selon lui ont permis le succès du programme PIPE dans sa ville : la volonté politique, la conviction institutionnelle de la part de la police et l'engagement de la société civile. La consolidation de la confiance entre toutes les parties, c'est ce qui a facilité les avancées du programme. Dans ce sens, le rapport ne constitue pas qu'une simple description de la réalité, mais émet aussi une série de recommandations en vue d'éradiquer de telles pratiques discriminatoires. Les formulaires de contrôle, l'un des outils recommandés, ont permis dans cette banlieue de Madrid à réduire la disproportionnalité de ces pratiques. Dans d'autres régions de la péninsule ibérique, des gouvernements locaux, de droite comme de gauche, ont aussi adopté le programme PIPE, reconnaissant que les pratiques de contrôle et maintien de l'ordre basées sur les preuves sont plus justes.
Parmi les recommandations formulées, la reconnaissance explicite de l'usage de cette pratique, le profilage ethnique ou contrôle au faciès, est cruciale. Le déni constant de ce fait perpétue non seulement les pratiques injustes, mais implique aussi le déni des expériences des personnes comme celles qui ont été partagées dans ce rapport. Dans le même temps, le document préconise l'interdiction explicite de l'usage du profilage ethnique et l'établissement de limites claires concernant les pouvoirs de la police en matière de contrôle et fouille des individus. Ces pratiques policières sont mieux supervisées et gérées en s'appuyant sur des données empiriques objectives, obtenues en documentant les contrôles effectués (via les formulaires). Il est aussi nécessaire de renforcer les garanties et mécanismes de plainte en créant des voies légales plus accessibles et efficaces, ainsi qu'un mécanisme de supervision du travail de la police qui soit indépendant, spécialisé et accessible.